Messagepar Farlen » Jeudi 01 Mai 2008 18:58
« La plus grande gloire n'est pas de ne jamais tomber mais de se relever à chaque chute », ces mots inscrits depuis si longtemps devant moi s'imprégnaient lentement dans mon esprit. Je soufflai la dernière bougie et fis face à l'obscurité ...
Le Néant…
Un jour que j’étais gamin — je devais avoir dix ou onze ans —, j’ai bien failli mourir noyé. C’était un de ces bains de minuit qu’on fait en douce durant les grandes vacances, de préférence à la pleine lune, histoire de voir un peu où l’on bat des nageoires. Des deux garçons qui m’accompagnaient, j’ai oublié les noms ; mais je gage qu’ils se souviennent encore de la peur de leur vie.
De la peur de ma mort.
Je hurlais, eux s’esclaffaient. Ils m’avaient attrapé, l’un par les pieds, l’autre sous les bras, puis balancé dans le petit lac qui jouxtait la bergerie transformée en chalet d’hôtes où nous passions nos vacances, quelque part dans les Alpes. Le contact avec l’eau, toujours glaciale en cette mi-juillet, fut une terreur inouïe pour le petit garçon que j’étais. Plus que de raison, certes, mais comprenez que je ne distinguais rien autour de moi, sinon les rires débiles des deux gamins qui se répercutaient dans la nuit. Oh oui, ils trouvaient ça très drôle !
Moi pas.
Rien que le Néant…
Je me souviens encore de cette impression d’impuissance totale que j’éprouvais alors que mon corps s’engouffrait dans l’onde noire. Ce ne fut pas le froid qui me tétanisa, mais bien la peur. La peur de ne pas pouvoir remonter, d’être incapable de rejoindre la berge… Pour tout dire, la peur d’y laisser ma peau. Mon ultime hurlement avait vidé mes poumons et tout mouvement me semblait impossible, aussi m’enfonçais-je inexorablement vers les profondeurs.
Mais si ce souvenir me hante encore aujourd’hui, ce n’est ni à cause du froid ni de la terreur qui m’avaient envahi. Non, c’est à cause du sentiment qui, insidieusement, s’emparait de moi. Car rapidement, plus rien n’eut plus d’importance tandis que je flottais quelque part entre deux eaux, incapable de distinguer le bas du haut. À quoi bon tenter de rejoindre la surface ? Qu’il était agréable de ne plus rien ressentir qu’un cœur lointain (le mien ?) qui bâtait sourdement. Pour la première fois, tout mon corps, tout mon être était privé de ses sens, plus rien ne me reliait au reste de l’univers… et je trouvais cela sublime. Plongé dans une confortable torpeur, je n’étais pas résigné, oh non ! Mais je prenais plaisir à laisser perdurer cet instant d’éternité.
L’incommensurable Néant qui m’abrite en son sein.
Une main qui agrippe la mienne. Un corps qui enlace le mien, puis l’entraîne jusqu’à l’enfer de la terre ferme : douloureuse, haïssable. Des voix, des cris. Le viol de ma chair qui doit malgré elle régurgiter l’eau qui l’a envahie. L’air glacé qui me ramène à la vie. La souffrance. La vie. La souffrance de la vie.
Enfin je te retrouve…
Je n’ai pas peur du néant, il me rassure. Comme si depuis notre première rencontre, toute ma vie n’avait été qu’un distrayant intermède avant de l’embrasser de nouveau. Vous me direz peut-être que j’aurais pu songer au suicide afin d’accélérer les retrouvailles, mais, voyez-vous, je ne mange pas de ce pain là. Certaines choses se méritent. Ou plutôt, il est de bon ton de jouer le jeu si l’on veut savourer la fin de partie.
Game over ?
Enfin nous y voilà. Nu comme un ver, j’ai errer des jours dans les méandres de ce labyrinthe. Mais maintenant, j’étais acculé. Ultime chandelle, ultime espoir de s’en sortir… tous deux venaient de s’éteindre pour me plonger dans les ténèbres du point de non retour. Car sous les mots gravés au frontispice du sinueux couloir s’ouvrait un gouffre incommensurable, comme une invite à achever mon périple en me plongeant dans le néant.
Enfin je te retrouve…
« … se relever à chaque chute. » s’achevait la phrase. « OK, je te prends au mot. », lançai-je à voix haute, comme pour entériner l’acceptation du défi. Je n’avais plus rien à perdre. Ou plutôt : je n’avais plus qu’à me perdre.
Alors je sautai. Sans élan, sans vigueur : je fis seulement un pas en avant. Le dernier pas d’un mort en sursis, immense et définitif.
Définitif…
Sans un cri, je tombais… tombais… tombais… Mais pourquoi n’en voyais-je pas la fin ? Pourquoi ne sentais-je pas l’air s’ébattre en mille tourbillons contre ma peau nue ? Bon sang, je me trompais : ce n’étais pas une chute, c’était autre chose. Comme une absence totale de repère, d’espace… de soi !
Imaginez, par exemple, que vous vous réveilliez un beau matin après une bonne nuit de sommeil. Seulement voilà, impossible d’ouvrir les yeux. Pire, vous êtes incapables de bouger vos membres, ou même de ressentir le matelas sur lequel vous êtes allongé. Pris légèrement de panique, vous tentez de marmonner, ou même de crier quelque chose… mais en vain. Votre corps semble paralysé, vous ne vous sentez même plus respirer. Aucune sensation, rien qui vous relie au monde… Vous êtes prisonnier du néant, totalement coupé de l’univers.
C’est exactement ce que je ressentais en cet ultime instant d’éternité. Je savais qui j’étais, mais j’étais incapable de le redevenir. Définir le néant est une chose, mais le vivre est une expérience innommable. Pour moi, l’univers se réduisait à ma seule conscience, comme si la notion même d’extérieur n’avait plus de sens.
Enfant, la tentation du néant m’avait séduit. Désormais, il me terrifiait.
Mille fois j’ai souhaité m’évanouir, disparaître, ne plus exister. Oui, moi ! Mais faute de corps, point d’interrupteur salvateur : on ne commande pas à sa conscience de s’éteindre, ce sont vos entrailles qui s’en chargent en temps normal. Quant à perdre la raison, c’est somme toute très relatif : ce sont les autres qui jugent que vous n’avez plus toute votre tête. Or vue de l’intérieur, je n’avais d’autre choix que de la conserver… c’était même tout ce qui me restait.
En définitive, je ne trouvai d’autre recours à ma triste situation que de me plonger dans mes souvenirs. D’abord pour rassasier mon esprit de mon corps absent. Un peu comme ces personnes amputées qui font l’expérience de « sensations fantômes » : leur cerveau semble conserver une « image mémoire » de leur membre disparu, au point qu’il continue d’être source de douleur bien longtemps après qu’ils en sont privé. Je me souviens d’une brochure, datant des années vingt, qui proposait une sarabande de méthodes pour soulager les victimes de la Grande guerre : magnétothérapie, massage craniosacral, électrosimulation… Pour d’autres, point de souffrance, mais toujours cette impression fugitive de pouvoir agiter les doigts d’une main absente, ou de pouvoir se lever du bon pied, quand bien même ils en étaient privés.
Pour ma part, c’est mon corps entier que j’évoquais, que je rappelais, touche par touche, des méandres de ma mémoire. La moindre coupure, piqûre, brûlure vécue un jour ou l’autre devenait un met de delicatessen dont je me régalais. « Cogito ergo sum », disait l’autre. Foutaises ! « Je souffre, donc je suis » était mon nouveau credo. Tel coup de soleil asséné en Écosse durant des Highland Games mémorables me rendirent mes épaules. Telle entorse fulgurante survenue durant un match de foot entre copains rappelait mon pied droit à mon bon plaisir. Songez à tous ces petits incidents de la vie qui finissent par être catalogués comme mauvais souvenir. Je les exhumai, les exhortai à se préciser dans ma mémoire pour reconstituer mon corps, pièce par pièce.
Je devins le démiurge de mon cadavre exquis, le docteur Frankenstein de ma propre enveloppe charnelle, dûment rappelée à la vie.
Je vous ferai grâce des souvenir plus sensuels qui contribuèrent aussi à reconstruire virtuellement mon corps. Disons seulement qu’ébats, caresses et contacts privilégiés furent également de la partie. Rien à voir avec des fantasmes — qui sont une construction de l’esprit. Il me fallait du vécu, du ressenti, du touché. Au point, je dois bien l’avouer, que j’en vins à entretenir une relation assez étrange avec ce corps réinventé. J’en vins à l’aimer, à le chérir. À l’adorer, littéralement. Il me rassurait, me comblait, me rendait à moi-même. Sans compter qu’il était cet alter ego qui instaurait comme une dualité dans ce néant de solitude. Je n’aspirais qu’à fusionner avec cette construction mentale et, en même temps, j’exultais que nous soyons deux pour cet ultime ébat.
En ce néant abyssal, j’étais devenu mon propre univers.
La suite, vous la connaissez, docteur. Un beau jour, un fabuleux instant, les limbes laissèrent percer le chant rythmé de ma salvation. Le « bip ! » régulier, presque lancinant de l’ECG me guida hors des ténèbres. Je suis revenu au monde, en cet autre monde. Trois mois de coma, dites-vous ? Une paillette d’éternité au sein du néant, dirais-je plutôt.
Au sein du néant, je suis tombé. Mais je me suis relevé de ma chute…
Avant d'y retomber encore…