Musique : Bruce Springsteen

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Musique : Bruce Springsteen

Messagepar nodread » Lundi 02 Mars 2009 04:33

BRUCE SPRINGSTEEN

Par Christophe

Born to run

Date de parution : 25 août 1975
Meilleure position dans les charts : N°3

Thunder Road
Tenth Avenue Freeze-out
Night
Backstreets
Born to Run
She's the One
Meeting Across the River
Jungeland

Image

Ici, beaucoup de gens ne jouissent plus à se balader dans la nuit dans Paris. L'angoisse les retient, et les rues n'offrent plus qu'une peur sans plaisir. Vieille ville qui pue, sa gloire dans son dos, bien morte. New York, elle, mérite ses sueurs et ses coups durs. Lou Reed l'a dit toute sa vie, Dylan aussi, qui rôde là-bas comme un gamin gourmand. Et cet été, New York a trouvé d'autres voix pour bramer sa splendeur de putréfaction et d'extase. On entendra bientôt les Ramones, Television et Patti Smith. Mais surtout, on a déjà l'énorme cri de Bruce Springsteen. Another NYC freak. Juste un de ceux qui errent la nuit dans la cité pour le fameux plaisir, un creux au ventre. Creem cite un passage de Kerouac décrivant Dean Moriarty, le héros fou de "Sur la route", pour situer le personnage de Springsteen. Je penserais plutôt au Ringolevio d'Emmett Crogan, à cause des traits si marqués, du très beau sourire et de la dégaine dure. Le genre de type qui connaît son chemin, pour un casse chez les riches, pour une sacrée défonce ou pour l'amour.

Springsteen a déjà fait deux disques, deux épaisses et juteuses confessions, entre la rage de Bob Seger et l'élan poétique de Tim Buckley. Born to run ne garde que les mots essentiels et cet éclat de fureur prodigieux qu'est la voix. Un peu celle de Before the flood, mais un tout autre timbre, plus naturellement large et profond. Dylan et Springsteen n'ont en commun que le tempérament, et la sensualité. Et Bruce non plus, n'a pas choisi le rock'n'roll : c'est l'unique vague, et puissante encore pour longtemps. Born to run est un formidable gâteau de la même vieille pâte, et un cadeau inespéré. Pas seulement pour son rock'n'roll, mais surtout grâce au bonhomme qu'il révèle. Et tout là-bas, les yeux se sont ouverts comme des soucoupes, et les stylos flétris ont glissé des oreilles blasées de la presse.

Thunder road s'ouvre à l'harmonica, puis les premiers jets de voix vous saisissent tout le corps. Comme si Dylan avait un fils qui chante plus hard que lui, mais pas Dylan, il n'y aura jamais d'autre Dylan, le vieux Bob suffit bien, et Springsteen est bien là, râlant mots, syllabes et phrases pour soudain se mettre à gueuler vers le ciel noir.

Le groupe sonne impitoyablement gras, mais les parties d'orgue ou de piano alternent avec subtilité, et les magnifiques chorus du saxo noir savent jaillir comme si vraiment, à cet instant précis, on avait besoin de la splendeur hautaine d'un saxophone.
Tous les morceaux sont du même sang, un sang de loup. Parfois tassés et directs, comme Born to run et Night, parfois grandioses et terribles (Backstreets et Jungleland), ballades motorisées comme jamais Mott ne sut en rouler. Et Springsteen grommelle ses fantasmes (Meeting across the river) ou ses passions (She's the one, extraordinaire chanson où tous les gestes sont des tortures) à la manière effrayante d'un funambule trop ivre et donc un peu trop romantique, mais tellement fort qu'il vous écrase tout à coup d'un riff monstrueux et vous avale de son sourire. L'album a dû être enregistré dans un garage. Oui, c'est bien le son qu'il faut à cette musique, un grand garage et le boucan du diable. Et trois micros sur scène, rien que pour lui, tant il court, et tant sa gueulante est superbe. Alors, tous ceux qui grimpent aux murs quand la nuit vient, soyez heureux, Bruce Springsteen est pour vous. Le reste n'est que poussière de merde.

(François Ducray - Rock & Folk N°106 - 11/1975)


Lors de sa tournée Tunnel of love Bruce Springsteen a présenté Born to run comme son titre préféré. "Je ne sais pas si c'est ma meilleure chanson", disait-il, "mais je suis surpris de voir tout ce que je connaissais de ma propre vie à l'époque". La chanson qui libéra Springsteen de son image de néo-Dylan faillit ne jamais sortir. Il travailla à l'enregistrement de Born to run pendant cinq laborieux mois, mais il fallut aussi un pur coup de chance et un étudiant pour changer le cours de sa carrière.

En 1974, Springsteen était enlisé dans un statut de héros confidentiel et ses relations avec la Columbia étaient tendues. Après la vente médiocre de son deuxième album, The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle, son imprésario, Mike Appel, avait fait livrer aux cadres de la maison de disques des sacs de charbon pour Noël ; bientôt, les gens du label suggérèrent qu'il fasse son disque suivant avec des musiciens de studio au lieu du E Street Band. C'était trop radical, mais des changements étaient nécessaires. Louant le deuxième album, le critique Jon Landau écrivait que le batteur, Vini Lopez, était le "constant point faible de l'album" et jugeait l'enregistrement "un peu maigre ou forçant sur les aigus". Springsteen semblait d'accord : avant le troisième album, Lopez a été remplacé par Ernest "Boom" Carter et le principal fut, lors des séances du premier titre de l'album, de rendre le son aussi large que possible. Springsteen a dit un jour que son but était de chanter comme Roy Orbison avec des textes dans l'esprit dylanien et un son proche de celui des productions du Phil Spector du début des années 60.

La chanson, écrite par Springsteen, alors âgé de 24 ans, incarne parfaitement sa vision du fragile rêve américain : c'est l'appel émotif et imagé à une fille d'un "cavalier solitaire et effrayé" qui essaye de se sortir du "piège mortel" d'une petite ville et conduit sa "machine à suicide" sur des autoroutes "embouteillées de héros cassés". Springsteen, le E Street Band - Carter, Garry Tallent, Danny Federici, Clarence Clemons et David Sancious - et le coproducteur Appel retournèrent au 914, un studio de Blauvelt, dans l'Etat de New York, où les deux premiers albums avaient été enregistrés.

Le chanteur savait, selon Appel, que "cette chanson allait donner le ton à tout un album et à toute sa carrière". Ce fait pesa lourdement sur la période d'enregistrement du titre, qui dura le temps habituellement requis pour celui d'un album. "Ce n'était pas seulement l'enregistrement d'une chanson", dit Louis Lahav, ingénieur du son pendant les sessions. "C'était cette chose en laquelle on croyait tellement fort, comme une religion". Appel avait rencontré récemment Jeff Barry, co-auteur de nombre de hits de Phil Spector, et ils avaient parlé des techniques utilisées par Spector pour obtenir son célèbre "mur de sons". Springsteen et Appel s'efforcèrent de retrouver ce son pour Born to run : garder le pied sur la pédale du piano, afin de générer un lourd bourdonnement, superposer d'innombrables pistes de guitares, de saxophones et de cordes, rajouter échos et réverbérations.

Le "Da doo ron ron" inspiré de l'ouverture de la chanson, par exemple, fut réalisé en soulignant les multiples pistes de sax baryton de Clemons, à l'aide du synthétiseur de Sancious. Un glockenspiel très spectorien est également au premier plan. "C'était un seize pistes", dit Lahav, "mais il donnait autant de possibilités qu'un 32-pistes aujourd'hui." Et d'ajouter : "pas moyen de se reposer une seconde pendant le mixage". Columbia trouva le résultat trop long pour un 45 tours, mais les pistes surchargées rendaient le morceau impossible à remixer et à monter, et le label bloqua les fonds pour le reste de l'album. Appel envoya alors des cassettes de la chanson à quelques douzaines de stations radio qui la diffusèrent avec bonheur. Ce qui ne fit qu'augmenter la fureur de Columbia.

Springsteen et le E Street Band retournèrent alors sur le circuit des universités pour payer leurs loyers ; à Brown University, le chanteur donna une interview au journal du campus, déplorant que le nouveau président de CBS, Irwin Segalstein, ne s'intéresse pas aux artistes et veuille le laisser tomber. Ce que Springsteen ne savait pas, c'est que le fils de Segalstein - un fan de Springsteen - fréquentait la Brown University ; consterné par le comportement de son père, il l'appela chez lui pour se plaindre. Segalstein à son tour appela Appel qui menaça d'autres articles accablants ; finalement, tout s'arrangea. Columbia desserra les cordons de la bourse ; Max Weinberg et Roy Bittan remplacèrent Carter et Sancious. Jon Landau arriva comme co-producteur (et devint plus tard l'imprésario de Springsteen), et les séances eurent lieu à New York. Landau essaya de remixer Born to run, mais réalisa que, tout comme un enregistrement de Spector, il ne fallait plus y toucher.

Au fil des années, la chanson a acquis un sens plus profond pour Springsteen. Il raconte volontiers qu'il a choisi de jouer Born to run en version acoustique lors de sa tournée du Tunnel Of Love, parce que, dit-il, "je voulais donner aux gens l'occasion de redécouvrir la chanson. Et à moi aussi. Avant, les gens la vivaient uniquement dans ce qu'elle a de viscéral, elle leur insufflait un sens de la liberté individuelle… Dans mon interprétation actuelle, je mets l'accent sur la responsabilité".
"Quand je l'ai écrite, c'était l'histoire d'un garçon et d'une fille qui voulaient courir et ne jamais s'arrêter ", disait Springsteen à l'un de ses publics cette année." En viellisant, j'ai réalisé combien cela me ressemblait, et à quel point je ne voulais pas que ça me ressemble !"

Comme il le fait remarquer, Born to run disait : "Je veux cela" - que ce soit la liberté individuelle, un foyer, l'amitié, l'amour ou la quête de quelque chose de mieux - quinze ans plus tard, on comprend bien plus clairement ce que sont ces choses, ce qu'elles coûtent, et leur importance. Et ça, c'est devenir adulte !"

(Rolling Stone Edition Française N°15 - 5 au 31/10/1988)
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Messagepar nodread » Lundi 02 Mars 2009 04:34

Darkness on the edge of town

Date de parution : 2 juin 1978
Meilleure position dans les charts : N°5

Badlands
Adam Raised a Cain
Something in the Night
Candy's Room
Racing in the Street
The Promised Land
Factory
Streets of Fire
Prove it All Night
Darkness on the Edge of Town


Image

La première fois que l'aiguille s'est posée sur l'intro de Badlands, la pièce a explosé. Déferlement chamboulé en pleine chaleur nocturne (l'été 78), tous ces sons de cloches ! Fureur de vivre et Rage de Vaincre ! Trois ans pour surmonter les excès de la hype, les tournées marathons en conséquence, trois ans aussi de procès & tribulations, avec Mike Appel, ex-manager et producteur, avec la maison de disques… Energie dépensée, énergie galvanisée… Grand retour en force, avec un E Street Band désormais compact, en pleine forme, c'est à dire soudé pour de bon. Un orchestre du Tonnerre ! Miami Steve Van Zandt épaule rudement Bruce aux guitares fougueuses, orgue et piano sont beaucoup plus qu'enjoliveurs (ceci pour laisser de coté Blonde on Blonde), la rythmique turbine à mort. Le son est fouilli-fourbi grandiose-électrique, la voix borborygmique (en fait on ne comprend RIEN); cataclysme bouillonnant; chevauchées fantastiques avec de fausses accalmies déchirées. Les textes, c'est du lyrisme élémentaire (ni un paradoxe, ni un reproche), plus dépouillé qu'avant, archétypal, articulé autour d'une poignée de mot : nuit / feu / rue / anges / étrangers/ radio / rêves / cœur / promesses / mensonges / lumières / obscurité / aimer / rouler / cavaler.
Héros en rupture perpétuelle, épopée à la crête des flammes et des larmes, nourrie de sueur et de gasoline. La couverture est un portrait définitif. Springsteen est un ange de décharge, Junkyard angel, comme dirait Dylan. Pas un saint, mais un sauveur; un rédempteur des damnations infernales. Car dans les mots repères, il y a aussi believe et pray et sin. Et tout au long des dix stations, un credo cradingue à peine blasphématoire (le râle est pur sexe, mais le sexe est ici sentimental !) : la rémission des péchés (Adam raised a Cain / Promised Land ), l'heureuse érection de la chair (Candy's room / Prove it all night), la dérive éternelle (Racing in the Street / Darkness on the Edge of town).
Ce disque est un drive in rock'n'roll. Où les moteurs surchauffés s'arrêtent doucement de vrombir, où les chromes des carrosseries aspergent l'ombre des flaques argentées; des paires de corps à l'intérieur, monde clos, banquettes miteuses des junks retapés, coussins flambants des Cadillac à papa; des paires d'yeux fixés sur l'écran géant, les héros maudits cœurs purs / regards farouches / âmes trempées, les démarches et les moues qu'ils étudient au millimètre. Des paires de corps qui se projettent sur la toile technicolor avant de s'évanouir dans le noir, hantés par la trace des géants de celluloïd. Carnaval de drive in, défilé de misfits. Monty Clift et Marlon Brando, Burt Reynolds et Al Pacino, James Dean et Robert De Niro, East of Eden et Mean Streets, Taxi Driver et Fureur de Vivre !
Prenez l'intro de Something in the night, qui est pure évocation : on se croirait au cinoche; on y est : on attend les images, et les images arrivent. En piano cascade ou en nappes d'orgues & chœurs de pierre, rugissements paroxystiques du fond du corps, du fond de la nuit.
Streets of Fire, bientôt le feu prend au bâtiment... Prove it all night, tout crame de partout, incendie d'apocalypse ! Le saxo sonne la charge, décharge de guitare Mustang. Le bouton du volume bat son propre record de saut en hauteur. Les murs sont pulvérisés, la chambre entièrement soufflée… Décombres au bout de la ville. Un grand disque de rock est une expérience. Darkness est une expérience unique, à faire péter sans coup férir tous les petits fils qui vous retiennent au Reste, tous ceux qui lient les sens à la raison. C'est le Réel transcendé, le Quotidien magnifié; une puissance qui est un défi aux lois de l'identification. Ces effets là ne s'expliquent pas; y'avait qu'à constater les dégâts. Largement de quoi persuader quiconque que Brucie est bien le champion du monde du rock'n'roll, quand bien même ne défendrait-t-il son titre qu'une fois tous les deux ou trois ans. Et Darkness, plus fort encore que Born to Run, fallait le faire. C'est un grand coup de poing (américain) dans la vitrine du rock; quelque chose comme la pierre de touche (américaine) des ingrates Seventies. Vlam !

François Gorin
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Messagepar nodread » Lundi 02 Mars 2009 04:35

The River

Date de parution : 10 octobre 1980
Meilleure position dans les charts : N°1


CD 1
The Ties that Bind
Sherry Darling
Jackson Cage
Two Hearts
Independence Day
Hungry Heart
Out in the Street
Crush on You
You Can Look (But You Better Not Touch)
I Wanna Marry You
The River

CD 2
Point Blank
Cadillac Ranch
I'm a Rocker
Fade Away
Stolen Car
Ramrod
The Price You Pay
Drive All Night
Wreck on the Highway


Image

L'attente. Juste 6 mois de moins qu'entre Born to run et Darkness. Mais sur cet intervalle, un sacré laps à nous faire languir, pauvres assoiffés épiant le moindre signe, subodorant des tactiques obscures (et l'album live attendu n'est pas venu, malgré la prolifération des bootlegs). Il se fout du monde… Non il a tous les droits… Controverses de frustration. Et l'autre le héros qui s'échinait comme un damné à nous pondre le monument rock du siècle, au moins de l'année. N'aime pas trop les studios, pourtant : "Vous êtes là à vous creuser pour trouver le meilleur son possible pour tel instrument ou telle chanson… et souvent c'est à se taper la tête contre les murs". Un autre genre d'énergie, alors qu'il est patent que Bruce et sa bande sont au maximum sur une scène, là où tout éclate en pure jouissance. Ce type totalement offert, ce brave chantre des rues est aussi un perfectionniste maniaque. Le genre de faux paradoxe qu'on n'essaiera pas d'approfondir ; ça peut fort bien relever du souci obsessionnel de ne livrer au public que le meilleur de lui-même ; ça peut être de l'ambition. Et l'attente aurait été calculée ? De façon à ce qu'on prenne n'importe quelle pondaison du boss comme une bénédiction ? A voir. Et penser aux risques : drapé de sensationnel et guetté tel le soleil levant, le nouveau Springsteen ne pouvait être qu'une déception.
C'est évidemment tout le contraire. L'attente effacée. La rivière était là, je suis allé à la rivière. Dans des conditions qui bientôt hisseront le rockcritik au rang d'espion atomique (cassette unique, un brin charcutée pour saboter d'éventuels piratages, on n'est jamais trop prudent), en des horaires peu springsteeniens…
Lavé par avance de tout soupçon, blanc de toute arrière-pensée, délesté de la pesanteur des expectations, à la rivière je suis allé, et dans la rivière j'ai plongé.

Face un : The ties that bind Comme si on n'avait jamais attendu, et déjà entendu, mais pas pareil. Un choc d'entrée à la Badlands, le même style "struggle", contre une adversité sans nom. Un de ces morceaux écumés sur scène depuis 78 ; il y en aura quelques autres tout du long. Mais ce drumming énorme (frappe de Max Weinberg !) Ces guitares sonnantes ! Et cette voix DISTINCTE en peine furie ! Ce sax triomphant ! Si toutes les chaînes peuvent être brisées, d'un seul coup d'un seul, voyez plutôt la suite.
Sherry Darling Une autre vieille connaissance. Des cris et des claps, on s'y croirait, et une touche d'exotisme cuivré, un punch irrépressible giclant des fruits de la passion : c'est le saxo fou de Clarence, "The king of the world", en deux super-chorus débraillés. A défaut du vrai live qui viendra bien un jour, on a la prise directe sur la furia du gang. Grand fun : "I got some beer an' the highway's free / And i got you an' baby, you've got me"… La rythmique infernale est toujours aux commandes, fonçant déjà vers d'autres allées…
Jackson cage Bon dieu ce thème à l'orgue… c'est Federici en Al Kooper speedy, absolutely 4th street, Positively sweet Mary ! Non j'irai pas plus loin dans la référence, mais c'est un fait que, quand ils n'entraînent plus, les claviers cavalent à cœur joie en contrepoint, juste comme dans… Quant à cette voix de tempête…
Two Hearts La voilà qui se moule, différente à chaque attaque. Ici, sur le même beat oppressant, mais plus vite, on a l'exemple même de la chanson carrée dans la stature et l'expression, une tendance forte du Springsteen 80. Et l'orchestre n'a pas faibli d'un poil.
Independence Day aurait dû être incluse dans Darkness si le thème n'était redondant de Adam raised a Cain, la relation déchirure entre père et fils, l'adieu du jour de l'indépendance, dédiée en public à son papa. La guitare est sèche sur le tissu Hammond...
Ça faisait un bail depuis Sandy (une autre histoire de 4 Juillet) pas vrai ?
Pause un. Quatre scènes d'action, une scène intense en flashes lents et plans moyens. Quatre boulets rouges et un feu longue portée. Même schéma pour la face qui va suivre. Je vous jure, faut s'accrocher. Baigné qu'on est en pleine jubilation et dans ce son de machine humaine incroyable, le E Street Band ramassé et brillant comme il n'a jamais sonné sur disque avant. Si c'est pour mitonner pareille fête qu'on a tant tergiversé, je dis bravo.

Face Deux : Hungry heart Et là, c'est une parenthèse étonnante. Springsteen franchit le mur du son. J'explique : il lui fallait un hit, à Bruce, un vrai ; pas par Patti interposée, Because the Night (et tant qu'à faire, Frederick), ou le Fire des Pointer; un truc bien à lui, histoire de souffler les transistors. Alors un type au nom étrangement prédestiné, Clearmountain (c'est exactement ça, une montagne claire) lui a fricoté une voix toute arrondie sans rien perdre en puissance, et un boucan super-luxe dans le spectre spectorien, avec même des clochettes, et Flo et Eddie pour les chœurs !
Mirifique. Il l'aura son hit. Out in the street N'empêche qu'on est content de retrouver LA voix, en pleine rue, à toute allure, gorgée de pêche. Pour un hymne, rien moins, la même vieille célébration des joies nocturnes. Vous savez, ces histoires de prolos qui, rentrant du boulot, se changent et s'en vont glander dans les rues et les bars, ça doit pas concerner beaucoup d'auditeurs passionnés de Bruce, moi en premier. Poète populaire ou intello du caniveau, il peut garder sa clé à molette. Et c'est ça qui le rend encore plus fascinant, ce décalage d'identification. De la magie rock and rollienne. Parce que Out in the street, c'est vraiment trop fort. Crush on you / You can look (but you better not touch) Deux d'un coup, ça aérera une face pour le moins dense. Deux d'un coup, quel dégâts ! Ouh, les Stones, planquez-vous ! Deux barils de B.S contre vos six derniers ! Rentrez-moi vite dans ces placards, laissez juste suinter quelques gouttes fantômatiques pour la pâture des magazines et des accros irréversibles… Ces riffs richards, sanglants, et cette slide sinueuse (Miami Steve lead) ! Aucun cynisme dans les éruptions rageuses du rocker, juste le meilleur de ses tripes, et Dirty Annie au bout du fil. Goddamm ! Depuis quand cognait-t-il de vrais rocks ?
I Wanna Marry You le tambour sec, l'acoustique en douceur, l'électrique en reverb ; l'orgue qui s'amène au milieu, un pont formidable garni de chœurs… Et la romance pas niaise (du Martin puissance 16), car de toute façon l'organe est là pour tout gagner. Jimmy Lovine classe Bruce dans les quatre grandes voix du rock, avec Presley, Lennon et Stewart; que je remplacerais personnellement par Dylan, et toc, voilà ma transition.
The River Après Dylan, Springsteen a réinventé la ballade, avec les mêmes ingrédients vieux comme le folk irlandais, et tout son art de l'émotion farouche. Quand j'ai vu No Nukes à Manhattan, les gens applaudissaient et hurlaient à la fin de cette chanson, comme ils l'auraient fait en concert. Et c'est vrai que c'est le Grand Frisson avec le chorus de l'harmonica le plus poignant depuis… Elliott Murphy sur Night Lights (et si cette référence ultime ne vous convient pas, je vous remets du Dylan millésimé). C'est tellement beau qu'il aurait pu aussi l'isoler sur une face, toute nue. Contrairement à ceux du Zim, ses mots ne tiennent pas sans leur support, ne prennent ampleur que dans leur interprétation (voir la façon dont il fait sonner des lignes anodines comme "I got a job working construction for the Johnstown Compagny…") Mais bon, on y trouve aussi de bien jolies sentences (" Un rêve est il mensonge s'il ne se réalise pas ?"), et la progression du morceau est à couper le souffle.
Pause deux. La charnière est construite avec deux pièces maîtresses. Et à mi-parcours, la rivière est loin d'être asséchée ; elle coule de plus belle, et je sais pas trop ce qui m'y enverra, soir après soir, mais ça n'a aucune importance. Suffit d'y plonger, encore.

Face Trois Point Blank Ses couplets les plus terrifiants depuis la fresque barbare de Lost in the Flood. Le film est noir. En plein dans le mille, avec moins d'urgence, que certaine version live, mais une science de l'évocation prodigieuse : chapeau au Professor Roy Bittan et à son piano majeur. L'histoire se finit au ralenti (on voit nettement le corps se tordre sous l'impact), et mal, après la nostalgie désespérée de The River, l'issue implacable d'un destin grêle. Help ! . Cadillac Ranch Le retour du swing dingo : batterie décidément en première ligne, pour un méchant boogie western industrialisé, où les guitares (le chef en tête) font la course avec le piano sur un highway multi pistes. Le premier arrivé vient se ficher en terre à coté des autres carlingues du Cadillac Ranch à Amarillo, le Carnac amerloque (voir la photo sur la pochette intérieure). Mais Bruce veut pas finir comme James Dean… I'm a rocker... ni comme Eddie ou Buddy. Et pourtant ce number là expurge à pleins tubes tous les Not Fade Away et autres rock medleys accumulés de côte en côte : un manifeste, au cas où on douterait, repris en leitmotiv par les chœurs. Impeccable pour le show qu'il nous mijote. Et puis ça ressemble à un défi-challenge : qui c'est qu'est un rocker ici ? (Oh non je citerai pas de noms.)
Fade Away Revanche de l'orgue humide. Dites donc, pas si joviales, ces histoires. Dire qu'on a taxé Darkness du virus de la déprime (ce qui n'est pas tout à fait faux)… Le texte est bien touchant, avec peut être un poil de machisme dans l'attitude du male rampant ; et l'intervention de Federici en dérapages contrôlés, une petite merveille. Stolen car Encore les bagnoles… Ici c'est ambiance opaque et feutrée, désabusée, un peu l'antithèse de Cadillac Ranch, instant idéal pour souligner la diversité de la palette. Sur la longue course d'un double, Bruce a pu rouler peinard (façon de parler) dans des directions différentes, et nous prouver que tout ça marchait au quart de tour…
Pause Trois. Si Born to Run et surtout Darkness étaient tracés d'un souffle (phénoménal) The River élargit le champ (les voix, les tempos) sans pour autant s'essouffler. Alors bien sûr, question thématique, c'est un autre problème. Toujours un peu les mêmes plans. Beaucoup y font à peine gaffe. Et le premier qui s'en lassera aura perdu sa terre promise.

Face Quatre Ramrod Et c'est reparti à toute berzingue… ah oui ne pas oublier ça, très important amis du rock et de la danse : fait notable dans les annales, on peut rocker et roller sans retenue sur ce disque de Springsteen ! Au moins six ou sept fois ! Alors qu'est ce que vous attendez ? Sex-ophone et battement des mains. C'est un refrain des sixties ? Un coup de coude dans les côtes de son pote Seger ? The price you pay Flash Back Darkness : le même son massif, la voix exceptionnellement doublée à l'octave (c'était le cas sur presque tous les titres de l'album précédent), les mots résignés, inspiration Raisins de la colère (la face sombre de Promised Land). C'est aussi l'amorce du ralentissement… Drive All Night Car on va terminer en beauté lente, la VOIX seule tenue sur un rythme monocorde, qui psalmodie les angels et les strangers jusqu'au bout de la nuit, qui se répercute, après un râle sublime du sax, en échos (Van) morissoniens. Mince, c'est un slow ! Non, une offrande love, heart and soul. Et peut être un brin longuet, mais on va quand même pas lui reprocher cette fois d'avoir vu double après avoir fait l'inverse deux ans plus tôt (quand il avait une trentaine de morceaux en stock …) Wreck on the highway Puis cette fin blafarde, embrumée, sans épilogue, sans morale, sans conclusion, c'est just right. Un accident sur l'autoroute, quoi de plus bête ? Et ces images, ce petit bonus instrumental en ultime adieu, l'homme et ses durs de charme éclipsés dans la nuit moite, quoi de plus beau ?

Pause Quatre : Descente nocturne de la rivière, plein d'étoiles dans ses eaux troubles. De ses quatre premières œuvres, il a ramassé des fragments et les a portés plus loin, en ajoutant de flambants neufs, en long métrage, double dose. Surmultipliée.
Et tout le monde est à genoux. Adorateurs, détracteurs, adversaires. Tous enfoncés, Brucie a renforcé sa suprématie. De plus en plus fort. Parce que c'est sûr : pas mal de foutus bons disques (enfin quelques uns) sont sortis ces derniers mois, et d'autres vont sortir dans les mois qui viennent. Et voici la Rivière impétueuse qui balaie tout sur son passage, reléguant quantité d'objets modernes et pas forcément toc au rang de la broutille ou du dérisoire. Besoin de rien d'autre que cette espèce de recueil de gueulantes anachroniques ; ce fleuve de sueurs chaudes et de larmes transparentes ; qui est l'énergie vitale, peut-être ou du cinéma, ou du rock and roll, ou tout en même temps. En tout cas, l'un des seuls albums doubles complètement indispensables de l'histoire de cette musique sauvage. Le premier en date, c'est Bob Dylan qui l'avait délivré, et c'était aussi le premier du genre. Après The River, faudra sans doute attendre un bout de temps avant d'aller aussi haut, aussi long, aussi fort. Après lui, le déluge. A moins que le prochain Springsteen…

François Gorin
Rock & Folk N°166 - Décembre 1980
Critique archivée par Pierre Bourdel
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Messagepar nodread » Lundi 02 Mars 2009 04:36

The Ghost of Tom Joad

Date de parution : 16 novembre 1995 (Europe), 21 novembre 1995 (USA)
Meilleure position dans les charts : N°11

The Ghost of Tom Joad
Straight Time
Highway 29
Youngstown
Sinaloa Cowboys
The Line
Balboa Park
Dry Lightning
The New Timer
Across the Border
Galveston Bay
My Best Was Never Good Enough



Image

THE DARK SIDE OF THE BOSS

La folk à la main, le tempo lent et la voix désabusée, Springsteen narre des chroniques de vies quotidiennes américaines. Les personnages de Springsteen sont des héros, au sens propre du terme. D'autant plus fascinants que l'héroïsme semble être relégué au magasin des accessoires. Les années 90 sont-elles incapables d'en fournir, ou bien sommes-nous trop aveugles pour les reconnaître ? Le Boss en cite de toutes sortes : des loosers, des paumés, des tueurs, des taulards, des homeless ou des déracinés. Il a choisi une figure emblématique des petites gens, Tom Joad, héros de Steinbeck, qui incarne l'ensemble de ce peuple en quête d'avenir.
Bruce Springsteen se montre ici sous des dehors de chroniqueur d'une autre Amérique, celle que chantaient le field holler Leadbelly - griot américain par excellence - l'ensemble des bluesmen de la première moitié de ce siècle. Puis cette tradition de folk singers, Woody Guthrie. Springsteen synthétise ces deux visions, mais avec une dominante sociale et urbaine : surtout, ses propos sont totalement dépourvus d'intellectualisme et, qui plus est, ne proposent aucun système. Le Boss ignore les élites. Il devient un des héritiers de la mythologie du Nouveau Monde, ce genre qui forme l'essentiel du roman américain depuis le Huckleberry Finn de Mark Twain.
Le parallèle que Springsteen établit entre le héros de Steinbeck et les déracinés d'aujourd'hui est proprement stupéfiant : la route, voire la fuite, les décors, le récit et surtout le style sont autant de ressemblances. Tous ces éléments ont toujours servi de base à son travail d'auteur, de ses débuts à aujourd'hui. Il joue sur sa culture et sur l'Amérique de John Ford ou de Sergio Leone, mais aussi sur celle d'auteurs comme Harrison ou Caldwell et son "Amérique des petits blancs". De Dos Passos à Jack London, il fait partager sa vision d'auteur naturaliste, se contente de raconter humblement la vie des gens, de ces ricains qui ont tous rêvé de devenir chercheur d'or, pionnier, Turner, Hawks, ou Rockfeller.
The Ghost of Tom Joad est en tout point comparable à Nebraska son illustre prédécesseur acoustique et rappelle aussi les constantes de l'œuvre du Boss. Mêmes ambiances glauques, mêmes personnages perdus, mêmes décors, et aussi, même fatalité dans la narration et le style du récit : voix désabusée, univers fait de violence où se côtoient dans un ballet sans fin des marginaux en tout genre dont le drame forme le quotidien. Reste l'espoir.
Mais le plus étonnant dans l'écriture de Springsteen reste que, à l'instar des auteurs naturalistes nord-américains, il se borne à raconter une histoire avec un vrai récit, sans jamais commenter quoi que ce soit, à écrire à la première personne pour mieux incarner son héros. Un sens du raccourci et de la métaphore propres aux auteurs de textes courts - qu'ils soient chanteurs ou poètes - complète ce style unique. Springsteen continue de montrer les contradictions de ce pays où tous les espoirs étaient permis.

Belkacem Bahlouli


Oklahoma, années 30 : l'onde de choc de la crise de 1929 ne cesse de faire des ravages. Le regard de Tom Joad, personnifié au cinéma par le jeune Henri Fonda, évite de se retourner une fois de plus sur les terres familiales transformées en poussière par la sécheresse. La vieille Ford transbahute la tribu Joad vers la Californie, terre de tous les espoirs.
Los Angeles, 1995 : Bruce Springsteen est en studio pour enregistrer son premier album acoustique depuis Nebraska. Au cœur d'une autre crise en formation, plus insidieuse. Une soif de justice, l'envie de raconter son Amérique. L'ambiance n'est pas à la franche rigolade, ici, ce sont les oubliés de toutes sortes qui sont mis en exergue…
Springsteen accepte de porter le désespoir de tout un peuple. Harmonica, guitare acoustique, une fine couche de claviers pour charger un peu plus l'atmosphère, une pointe de steel guitar ou de violon et cette voix qui raconte plus qu'elle ne chante. Frisson des nuits qui n'en finissent plus, silencieux message d'espoir.
L'écoute de The Ghost of Tom Joad ne révèle pas que douze magnifiques chansons. Elle démontre aussi que Springsteen atteint vraiment son summum en tant que songwriter lorsqu'il est le cul rivé sur un siège, seul avec sa guitare et son harmonica. Il s'est tellement vidé à coups de concerts-boutoirs avec un des meilleurs groupes au monde, que personne ne peut lui reprocher cette subtile respiration.
Révélateur également d'une âme solitaire, tourmentée, et tendre (clin d'œil à Forrest Gump dans My Best Was Never Good Enough, courte chanson d'amour torturé, qui clôt l'album), The Ghost of Tom Joad est une perle douloureuse et tranchante qui inspire silence, repli sur soi et respect.
La vieille Ford de la tribu Joad n'en peut plus, le rêve se transforme en cauchemar. Tom tente d'apercevoir le bout de cette satanée route poussiéreuse et interminable. Pouvait-il prévoir qu'un jour son fantôme inspirerait d'autres drames quotidiens ? Non, pas plus que nous ne sommes certains, au détour d'un feu de camp sur le bord de la route, que les flammes révèlent, parmi les ombres, le portrait usé de Woodie Guthrie… Sûr que le roi des folk singers n'aurait pas mieux raconté cette histoire que Springsteen…

Christophe Goffette


Et puis il y a ce problème Springsteen. On n'apprendra rien aux lecteurs sur la dualité du bonhomme. Sa mystérieuse carrière : d'un coté un violent dompteur de stades, de l'autre, un poète américain qui effleure la guitare, gratte des textes et vit dans une immense tristesse. C'est cette noirceur de l'œuvre que nous sommes invités à analyser dans ce successeur de Nebraska, un disque pessimiste mais pas sinistre, non, juste une descente dans un quotidien de pauvres gens usés, ratiboisés, vétérans du 'Nam, cow-boys mexicains, alcoolos des bars de Tijuana, maquereaux, routards, passeurs de dopes, cinquante piges sur le ballast. Accompagnement minimal (guitare, harmonica, quelques cordes). Le tout traité à la spartiate (sans doute écrit au piano) et censé "faire fuir les lecteurs de R&F" (selon un chef de produit Sony).
Est-ce qu'ils nous prendraient pour des neuneus, ces gens de marketing ? Pensent peut- être qu'on n'a jamais lu Steinbeck ni Dos Passos ? Pensent que ce Bruce, on va lui tourner casaque ? Alors que c'est tout le contraire. Ce Bruce, nous, on l'aime. On va se l'écouter au petit matin, le dimanche. On l'aime déjà comme on n'a pas aimé beaucoup de Dylan depuis John Wesley Harding. The Ghost of Tom Joad est le premier nouvel album de Springsteen depuis trois ans. D'une façon sans doute significative, on remarquera que c'est le premier Springsteen depuis 20 ans à ne pas être produit par Jon Landau, un Landau qui n'avait pas non plus produit la chanson Streets of Philadelphia. Tout ici est aussi beau.

Philippe Manœuvre
Rock & Folk 1995


Certains céderont, sans doute, à la tentation de rebaptiser ce nouvel opus Nebraska vol.2. Pourquoi pas ? Pourtant, sur Springsteen, le temps semble agir comme sur le meilleur des vins. Treize ans séparent The Ghost of Tom Joad de Nebraska, période durant laquelle le Boss a mûri, s'est bonifié. C'est vrai l'album de 82 atteignait, par son style intimiste et dépouillé, des sommets de pureté. Mais le cru 95 s'annonce exceptionnel, empreint d'une émotion solennelle, enluminé par la panoplie traditionnelle du rock US : guitares, batterie, harmonica, claviers. Sur des titres tels que Youngstown ou Across the Border, le violon et l'accordéon apposent le sceau d'une authenticité qu'un Zimmerman a perdu depuis des lustres. Springsteen porte en lui les stigmates d'une Amérique incapable de cautériser ses plaies, d'endiguer ses fractures. S'inspirant des Raisins de la Colère de Steinbeck, il démontre, dès la première chanson, que rien n'a changé, aux States, depuis la Grande Crise de 1929. Défilent alors les témoignages de ces destins brisés sur les écueils du Rêve Américain : immigrants mexicains Sinaloa Cowboys, camés Balboa Park, ex-taulard Straight Time, routards The New Timer… Au bout de l'espoir, l'utopie d'une vie meilleure Across the Border se transforme en véritable cauchemar Galveston Bay. Hanté par ces fantômes d'une Autre Amérique, Bruce Springsteen renoue avec la tradition engendrée par des folksingers du calibre d'un Huddie Leadbetter ou d'un Woodie Guthrie. Grandiose !

Xavier Chatagnon
Rockstyle N°13 - Novembre/Décembre 1995
Rufflion Sound - Reggae addict



“whenever I start feeling sad cuz I miss you I remind myself how lucky I am to have someone so special to miss.”

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