Tribune : « Ne tirons pas de conclusions hatives de la décision du TGI de Toulouse mais restons attentifs à cette affaire, » Sabine Lipovestky, associée chez Kahn & Associés
Le Tribunal de Grande Instance de Toulouse a défini le poker comme un jeu d’adresse lors d’une décision prise en juin concernant l’organisation de parties de poker que les autorités considéraient comme illicites.
Pour Sabine Lipovestky, avocate à la cour et associée chez Kahn & Associés, il n’est pas possible de tirer « de conclusions hâtives sur les conséquences d’une décision dont la portée est encore incertaine et qui vise un type de jeu de poker particulier, le Texas Hold’Em ». Toutefois, une attention particulière devra être portée sur cette décision, comme elle l’explique dans la deuxième partie de notre analyse couvrant la décision du Tribunal de Toulouse.
1. La question du poker en tant que jeu d’adresse est souvent mentionnée aux Etats-Unis, est-ce le cas en France et quel est son contexte ?
Le débat portant sur la qualification juridique du poker comme jeu d’adresse ou jeu de hasard revient régulièrement dans les prétoires français dans le cadre de poursuites pénales pour tenue de maisons de jeux de hasard. En effet, ce délit consacré à l’article 1er de la loi n°83-628 du 12 juillet 1983 relative aux jeux de hasard est passible de sévères peines d’amende et d’emprisonnement. Le principal axe de défense des personnes poursuivies consiste à démontrer que le poker est en réalité un jeu d’adresse dans le but d’échapper à l’application des dispositions de ladite loi.
D’après une jurisprudence ancienne et constante de la Cour de cassation, le jeu de hasard se définit comme tout jeu où la chance prédomine sur l’habileté, la ruse, l’audace et les combinaisons de l’intelligence (Cass. Crim., 5 janv.1877 : DP 1878, 1, p.901).
Il est fréquemment soutenu que, dans le cadre du poker, l’expérience du joueur, son sens de l’observation et de la stratégie ou encore son aptitude à « bluffer » sont autant de preuves du fait que les combinaisons de l’intelligence prédominent sur la chance. Le poker serait donc un jeu d’adresse.
Jusqu’à la décision du Tribunal correctionnel de Toulouse en date du 20 juin 2011, une telle argumentation n’avait jamais été consacrée par le juge, ce dernier adhérant systématiquement à la thèse inverse en raison notamment du fait que le tirage des cartes, élément prépondérant du jeu, est caractérisé par le hasard le plus total. Cependant, tout en réaffirmant ce principe, la Cour d’appel de Versailles, dans une décision en date du 4 mars 2009, semblait admettre un tempérament. En effet, la juridiction d’appel indiquait que le hasard pouvait être « neutralisé par la multiplication des coups et des parties » sans en tirer aucune conséquence juridique en l’espèce. Le tribunal correctionnel de Toulouse s’engouffre aujourd’hui dans cette brèche.
Dans cette affaire, plusieurs hommes d’affaires toulousains étaient poursuivis pour avoir organisé au sein des locaux d’une association des parties et tournois de poker dit « Texas Hold’Em ». La défense s’est appuyée sur l’avis de trois experts dont un joueur professionnel de ce type de jeu, un champion de France d’échecs et de bridge, jeux dans lesquels les combinaisons de l’intelligence prévalent sur la chance, ainsi qu’un Docteur en Mathématiques. La conjonction de leurs témoignages a ainsi convaincu le tribunal du fait que la technique et les qualités de maîtrise, de ruse et de « bluff » jouaient un rôle prépondérant dans le déroulement de ce jeu. Ainsi, la qualification de jeu de hasard a été clairement rejetée pour la première fois en matière de poker par un juge français. Cela ouvre la voie à d’importantes conséquences.
2. Comment la décision du Tribunal de Toulouse peut-elle impacter la législation sur les jeux en ligne ?
On ne peut tirer de conclusions hâtives sur les conséquences d’une décision dont la portée est encore très incertaine et qui vise un type de jeu de poker particulier, le « Texas Hold’Em ».
Si cette jurisprudence tendait à être généralisée à toute forme de poker, elle pourrait avoir pour effet de perturber le cadre établi par la loi n°2010-476 du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne. Le jeu de hasard que cette loi entend réglementer est défini en son article 2 comme tout « jeu payant où le hasard prédomine sur l’habileté et les combinaisons de l’intelligence ». Le texte impose notamment aux opérateurs de jeux de cercle en ligne tels que le poker, considéré comme un jeu de hasard au sens de la loi de 2010, de requérir un agrément auprès de l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL).
Si le poker n’était plus considéré par la jurisprudence comme un jeu de hasard, il n’aurait plus lieu d’être régi par la loi précitée. Dés lors, l’activité d’opérateur de jeu de poker en ligne pourrait se retrouver dépourvue de d’encadrement légal alors que tel était l’objectif du législateur en 2010. En outre, c’est l’obligation même d’obtenir un agrément qui pourrait être remise en cause. En effet, cette procédure est particulièrement lourde pour les opérateurs qui, de ce fait, verraient d’un bon œil l’existence d’un moyen d’y échapper.
3. Cette décision ne concerne que le Texas Hold’em, est-ce pertinent dans le contexte général?
Le fait que la décision ne porte que sur le « Texas Hold’Em » atténue la portée de cette décision. En effet, ce jeu également dénommé « poker ouvert » se joue avec sept cartes (au lieu de cinq) dont deux sont tenues en main et cinq autres sont exposées à la vue des autres joueurs. Cette configuration différente du poker ordinaire permet des combinaisons qui rapprochent ce jeu de celui du bridge, ce qui a d’ailleurs été mentionné dans la décision du Tribunal correctionnel. Or, il est constant que la jurisprudence considère le bridge comme un jeu dans lequel la technique prévaut sur la chance. Par suite, il n’est pas évident que le principe retenu dans cette décision à propos du « Texas Hold’Em » puisse être étendu à toute autre forme de poker entrant dans le champ d’application de la loi du 12 mai 2010.
Ainsi, les éventuelles conséquences de cette décision peuvent pour l’heure être circonscrites au poker de type « Texas Hold’Em » au sens du décret n°2010-723 du 29 juin 2010. Par ailleurs, la décision a été rendue par une juridiction de première instance et fera certainement l’objet d’un appel. Une attention particulière devra donc être portée aux suites données à cette décision de justice.
Source: iGamingFrance.com